Quand la route se termine, vous êtes arrivé à Tarfaya. Un ami nous avait prévenu. À peine arrêtée, la voiture se couvre d’une fine pellicule de sable. Les rues de cette ville au sud du Maroc, à la lisière du Sahara Occidental, semblent désertes. À babord, le Sahara. À tribord, l’Atlantique. Une atmosphère de Cap Horn du désert, bruyante, sombre, chargée de sel et d’iode. Comme d’autres voyageurs égarés par certaines proses, nous sommes venus à ce bout du monde à cause d’un mythe. La légende locale veut en effet que le Petit Prince soit né ici en 1927, dans les vagues à l’âme d’Antoine de Saint-Exupéry, chef de station de l’Aéropostale pendant dix-huit mois, lorsque la ville s’appelait Cap Juby. Sadat, notre jeune hôte à Tarfaya, n’insiste pas. Le fondateur de l’association “Les amis de Tarfaya” esquisse un sourire en coin. Tout ce qui peut aider les habitants dans leur combat contre l’oubli de leur ville ensablée est bon à prendre.
Les bâtiments alentour font partie de leur héritage et ils veulent le sauvegarder. Il y a déjà plusieurs années, Sadat et ses amis ont photographié, documenté l’héritage architectural et transmis ces données aux autorités concernées. Depuis, rien ne se passe. Les édifices se délitent, sapés par le vent fou qui mord la pierre. “Tous les bâtiments sont en train de tomber, confie Sadat. Ce qui me choque le plus, c’est l’état de délabrement de la Casa del Mar.” Accessible à pied à marée basse, ce fort Boyard saharien, un comptoir commercial construit à partir de 1876 par l’Anglais Donald Mac Kenzie, a par la suite été utilisé par les Espagnols comme une prison. Depuis leur départ, en 1958, cette architecture, unique dans tout le nord-ouest du continent africain, est offerte aux vents. Pendant cent trente ans, la Casa del Mar a résisté aux vagues, mais aujourd’hui, elle est éventrée. Les jeunes du village en ont fait leur refuge, leur MJC, où ils se retrouvent entre deux emplois précaires. Soutenu par le préfet, et sous contrat avec les autorités, l’architecte français Rémi Desalbres et son équipe ont réalisé un diagnostic de l’édifice. Leur conclusion : il faut intervenir tout de suite. “Si les fondations sont en basalte, le parement est en grès. Il faut une action d’urgence pour sauver cet édifice unique”, confie l’architecte.
À la suite de cette première étude, l’équipe bordelaise s’est investie dans deux autres projets pour le lieu. D’abord, une étude de reconversion et de réutilisation du site. “Une fois la structure préservée, il est envisageable de créer un restaurant haut de gamme et quelques suites. Mais il faut laisser le lieu accessible aux jeunes du village, les inclure dans le projet.” Rémi Desalbres souhaite aussi les associer au second volet de son étude : “Nous avons travaillé sur un projet de développement pour Tarfaya, dans son ensemble. Les jeunes pourraient être formés aux métiers de la restauration par les entreprises qui travailleraient sur le projet. Il y a d’autres bâtiments à préserver dans la partie ancienne de la ville.”
Ainsi sur le même rivage, face aux déferlantes, un fort également construit par l’entrepreneur anglais, puis occupé par des militaires lors du protectorat espagnol, est en piteux état. L’enceinte est aujourd’hui occupée par un contingent de soldats marocains qui n’ont pas forcément d’intérêt pour ce patrimoine. Les fenêtres ouvragées n’ont plus de carreaux, le portail magistral est obstrué par une rangée de parpaings. Sadat, lui aussi, a son projet personnel près du fort : “Je rêve de faire revivre son ancien cinéma ; seule la façade baroque est intacte, mais on peut faire quelque chose avant que tout ne s’écroule.” Il nous emmène à quelques dunes de là, où trône “dar lamia”, la maison où étaient logés cent soldats issus des tribus maures, alliés aux Espagnols. En 1996, un film français l’a utilisé comme décor, le faisant passer pour des hangars de l’Aéropostale. L’équipe de production a peint “Latécoère” sur la façade. “Depuis, les touristes sont persuadés que Saint-Ex y habita”, affirme Sadat. Comme dans notre cas, c’est bien le pilote et son mythe qui motivent la majorité des Occidentaux à faire escale ici. En 1925, la société Latécoère cherche des escales pour permettre l’extension de la ligne Aéropostale de Casablanca vers Dakar, pour que ses avions puissent faire le plein de carburant. Elle s’installe près du fort espagnol de Tarfaya – rebaptisée Villa Bens – et l’utilise comme protection contre les attaques des tribus rebelles.
En 1927, le pilote Antoine de Saint-Exupery est nommé chef de station de l’Aéropostale. Tarfaya s’appelle alors Cap Juby. Plus qu’une mutation, cela ressemble à une punition. Le futur auteur déprime. Son travail consiste à attendre et surveiller des bidons d’essence. Attendre le bruit des moteurs qui le relie au monde. Il partage avec les militaires une rude existence sur une bande de quelques centaines de mètres le long du rivage. Impossible de sortir de cette zone sécurisée sans risquer l’enlèvement ou pire. Entre deux atterrissages des courriers, Saint-Ex entretient une abondante correspondance avec sa mère. En juin 1927, il lui confie :
“Ces coulisses du Sahara, ornées de quelques figurants, m’ennuient comme une banlieue sale (…) J’en ai assez de surveiller le Sahara avec la patience d’un garde-voie. Si je ne faisais pas quelques courriers sur Casablanca (…), je deviendrais neurasthénique.”
Quelques rares actions d’éclat le sortent de sa torpeur. Négociant avec les tribus, il s’occupe de la libération de pilotes pris en otages ou monte une expédition pour rapatrier un avion qui a dû se poser, moteur cassé, à trente-cinq kilomètres de Cap Juby. Ce dernier épisode le rendra célèbre sur toute la Ligne, aussi bien que chez les Maures. Pour Sadat, l’Aéropostale est certes un mythe, mais elle représente l’avenir, un lien essentiel avec d’autres cultures. C’est la raison pour laquelle il s’engage dans la sauvegarde d’une côte et d’une ville fantôme, menacées par les appétits de la promotion immobilière et l’abandon. Sans son action et celle de quelques passionnés dont l’architecte Rémi Desalbres, soutenus par la Fondation Pierre-Georges Latécoère, la piste de l’Aéropostale, les vieux bâtiments français et espagnols n’auraient en effet plus que quelques mois à vivre. Ces vigies sont un rempart bien faible contre l’appétit des bulldozers souhaitant enterrer sous des barres de bétons pour touristes la mémoire de l’Aéropostale et de ses pilotes.
Plus de mille visiteurs français en 2007
Sadat est le coordinateur du programme Agenda 21 local, un projet de partenariat entre l’Agence du Sud et l’UN Habitat. Il travaille sur la gestion urbaine et la planification stratégique pour la ville. “Mais ce qui me plaît le plus, c’est mon poste de directeur du musée Saint-Exupéry”. Né de la volonté de Catherine Gay et de son association Mémoire d’Aéropostale, ce pôle culturel ouvre de nouveaux horizons aux jeunes de Tarfaya. À chaque escale de la ligne postale aérienne, en Afrique de l’Ouest comme en Amérique du Sud, l’association installe une exposition permanente. Certaines villes – Toulouse, Barcelone, Casablanca, Tarfaya, Nouadhibou (Port Étienne), Saint-Louis du Sénégal, Montevideo, Buenos Aires – ont même un musée. Parmi ces maisons rafistolées, le musée Saint-Exupéry de Tarfaya est une belle réalisation. Dans une grande pièce, il déroule l’histoire de la Ligne, des reproductions de photographies anciennes, des documents de la “grande époque”, ainsi qu’une bibliothèque. “Les visiteurs sont en majorité français, précise Sadate. Ils sont de plus en plus nombreux : 274 en 2005, 1008 en 2007.”
Après quelques moments passés à deviner sous le sable les maisons enfouies, Sadate propose de rencontrer quelqu’un d’important à Laâyoune (El-Ayoun), dans les Territoires du Sud Maroc – ou le Sahara Occidental, selon l’appellation qu’on veut bien lui donner. Nous nous engageons sur la route utilisée par la Marche Verte, mouvement lancé par Hassan II en 1975 dans le but d’annexer le territoire du Sahara occidental occupé par l’Espagne. Aux yeux des Marocains qui considèrent ces territoires comme historiquement leurs, la démarche n’avait rien d’illégitime.
“Saint-Ax… Saint-Ax… Il est où? Il est mort?”
Passés les campements insalubres de la périphérie, le centre-ville de Laâyoune n’a pas d’égal dans la zone sahelo-saharienne. Il faut se représenter une “Genève du désert”. Des trottoirs impeccables, brillants, malgré le vent de sable. Des berlines et des véhicules tout-terrain aux vitres fumées. Des rangées de villas imposantes, aux jardins bien paysagés. Une ville vivant au rythme du quartier général de la MINURSO, la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental.
Arrivé devant chez Boujemah, Sadat nous confie que nous allons prendre le thé avec le dernier survivant de l’Aéropostale. Affalé sur une natte, le vieil homme serre nos mains, puis glisse son bras sous un coussin. Il fouille, déplie soigneusement une liasse de papiers jaunis. Nous lui demandons la permission d’enregistrer cette rencontre. “Saint-Ax…Saint-Ax, il est où ?… Saint-Ax… Saint-Ax, il est mort ?” À peine avons-nous le temps de nous asseoir à ses côtés que le digne Maure de “99,102 ou 104 ans” – il ne sait plus – pose sur nos genoux sa mémoire. Des photographies de l’époque de la Ligne, sa carte d’identité, ses certificats Latécoère. Pendant deux heures, le silence du thé est ponctué de brefs éclats des années vingt. En anglais, en arabe, en espagnol et en français, Boujemah nous raconte sa vie lorsqu’il était le mécanicien de Saint-Ex dans cette contrée perdue.
Lors du retour, Sadat nous montre au loin d’invisibles frontières, puis nous parle du festival annuel qui réveille la ville pour quelques jours, pour quelques emplois temporaires. La voiture s’arrête devant une statue représentant un Bréguet, l’avion de la Ligne. Elle a été inaugurée à l’occasion d’une escale du Rallye aérien Toulouse-Tarfaya-Saint-Louis qui, depuis 1983, rassemble des pilotes de toute nationalité, suivant sur 10 000 kilomètres le trajet légendaire de l’Aéropostale. Les participants remettent aux habitants des médicaments, du courrier et du matériel scolaire transportés depuis la France. Mais tout cela est éphémère. Les habitants préfèrent miser sur le port, leur espoir. Une fois de plus, le mot “ligne” offre un rêve aux habitants de Tarfaya. Mais cette fois, il s’agit de la ligne maritime Tarfaya-Canarie. Elle représente pour eux la possibilité d’écouler leur pêche, de tisser un lien avec l’Europe, autre que celui des émigrés clandestins. Après des années de négociations et d’études, une digue a été construite qui, selon Rémi Desalbres, “contribue à l’ensablement de la Casa del Mar”. La première traversée directe en ferry a été effectuée en novembre 2007. Depuis, les touristes affluent. Une dynamique se crée. Les jeunes hésitent à monter vers Casablanca ou Agadir pour trouver un emploi qui pourrait être créé dans leur ville d’ici quelques mois. Le syndrome “Essouira-Marrakech”, également au rendez-vous, s’empare de la côte. Les prix des terrains et maisons ont triplé en quelques mois. Des Anglais, Espagnols, Français investissent dans l’immobilier, s’arrachent la moindre dune, et surtout, les quelques maisons anciennes encore debout.
Puis la ligne se brise. Le 30 avril 2008, le ferry heurte une bouée de sortie de port. Un touriste espagnol filme la scène, consultable sur YouTube. Sur cette vidéo, on voit deux avions et un hélicoptère des armées marocaines ou espagnoles. Mais en mer, ce sont les fragiles esquifs des pêcheurs de Tarfaya qui viennent se coller contre la coque du ferry pour secourir les 115 passagers. Les images sont surréalistes. Finalement, certains estiment que cet incident va permettre de prendre de réfléchir davantage aux décisions à prendre pour l’avenir.
Aujourd’hui, 70 % de la population vit toujours de la pêche artisanale, mais tous ceux que nous avons rencontrés sont persuadés que ce lieu est “stratégique”. La ville sera un jour raccordée au réseau national. Ses routes ne seront plus recouvertes par le désert en quelques heures. Elle perdra son caractère de bout du monde. L’architecte français évoque la possibilité que le port devienne un important pôle de négoce. “Si tel est le cas, il est possible que les rues de Tarfaya voient passer à flux continus, un ballet de camions.” D’autres pensent que son développement peut s’appuyer sur son histoire avec la France, l’Espagne et le mythe de l’Aéropostale. Sadate prône un tourisme culturel, de qualité, qui préserve la tranquillité du lieu. “Je ne veux pas que Tarfaya soit une nouvelle Costa Brava, dit-il. On nous dit que cela va apporter du travail, mais quel travail ? On ne veut pas des boulots de cireurs de chaussures ou de chauffeurs. Beaucoup préfèrent rester chômeur plutôt que prendre un emploi dans un bâtiment en béton qui tue l’histoire du village.”
Rémi Desalbres et son équipe ont présenté leurs projets de développement pour la ville devant un parterre d’invités tous conquis par leur foi dans l’avenir de l’escale mythique. Depuis, rien. Ni promesse d’une nouvelle vie pour la Casa del Mar, ni règlement du contrat de l’agence bordelaise. Malgré le soutien de nombreuses personnalités et de la population, les trésors de Tarfaya s’effritent. Mais le voyageur lettré, en parcourant quelques mètres dans les dunes, pourra toujours ressentir le vent sablé lui polir le visage, respirer l’atmosphère dans laquelle le père du petit Prince a médité pendant des mois, prisonnier volontaire entre Atlantique et Sahara.
http://www.ulyssemag.com/article/2008/10/01/il-faut-sauver-la-memoire-de-l-aeropostale-0